Sur un air de didgeridoo
Mind
mapping et art aborigène
Il y avait la navigation
aux étoiles, les portulans, les chemins de croix, les plans de métro et les
organigrammes. Autant de façons de parcourir des espaces entre ciel et terre,
entre imaginaire et réalité. Ce sont aussi des guides : ils nous
entraînent dans des correspondances, des relations, qui doivent faire sens
rapportées à un ensemble.
Pour qui a de fortes
tendances non-aristotéliciennes (la carte n’est pas le territoire), tout plan
renvoie au mystère de son concepteur. Ainsi par une simple carte au trésor le
fantôme de Barbe-Noire nous renvoie à un espace imaginaire empli d’abordages et
d’îles désertes.
Du Temps du Rêve à l’espace des représentations
Le conteur commence son
récit. Le sable clair qui s’écoule de ses doigts dessine des spirales, des
courbes répétées, des ondulations liminaires. Sa voix nomme les lieux, les
territoires, les acteurs du mythe. Patiemment, les points alignés tracent leurs
pas, leurs rencontres. Puis les trames se nouent, des plages se colorent, des
bifurcations apparaissent. Le conte s’assemble simultanément dans la linéarité
de la parole et sa mise en espace sur le sol. C’est ce que certains ont appelé
les « histoires de sable » propres aux Aborigènes australiens Warlpiri
du désert central ou ceux des Terres d’Arnhem. Le récit achevé, le conteur
laisse quelques instants à son auditoire pour embrasser du regard le dessin
dont le sens est enfin accompli, puis il l’efface du revers de la main, rendant
le sable au Temps du Rêve, toujours présent, où à l’origine tout était mêlé et
rien n’était nommé.
L’art contemporain
australien reprend souvent ces agencements bien reconnaissables de points et
entrelacs, nous y sommes habitués. La technique des peintures de sable est
utilisée ailleurs, mais l’origine et la fonction en sont différentes. Les peintures
de sable Navajos, en Amérique, sont des rituels de guérison secrets. Les
mandalas tibétains sont un exercice mental de concentration, et leur effacement
symbolise l’impermanence du monde. Si le conteur australien efface son dessin,
c’est parce qu’un arpenteur du bush qui n’aurait pas assisté à sa réalisation
risquerait d’en faire une interprétation erronée. Est-ce à dire qu’il lui serait
incompréhensible ? non, celui qui en partage la culture reconnaîtrait sans
doute le mythe représenté. C’est l’acte même de projection d’un univers mental
sur une représentation spatiale qui est primordial. Le dessin de sable ne mets
pas seulement en présence les éléments du conte, il en représente les
relations, les associations et les superpositions.
Pensée topologique et virtualité
Pour bien marquer la
différence entre une cartographie physique et ces projections mentales,
signalons que les Aborigènes du désert central ne dessinent pas de plan sur le
sol : dans leur culture, ce sont les chants qui traduisent les coordonnées
géographiques. Toute leur pensée est fondée sur la relation à l’espace sans fin
du désert. Ce qui n’est pas nommé n’existe pas, n’a pas de place, et pour eux
un nom est une localisation dans l’espace. Ainsi appartiennen-t-ils à leurs terres,
ce qui a permis aux colons occidentaux de déclarer que leurs terres, elles, n’appartenaient
à personne. Espace mental et espace physique sont identiques. C’est une pensée
topologique.
L’ethnologue Barbara
Glowczewski le souligne : « L'interprétation dynamique de traces visuelles et la
projection de savoirs spéculatifs dans l'espace sont la clef de la pensée aborigène. Ce système cognitif spatialisé repose sur
une vision de l'univers qui pourrait être
qualifiée de « connexionniste », car tout y est virtuellement connectable et
interdépendant »
De plus, cette
spatialisation est détachée de toute référence temporelle : il y a synchronicité
de tous les événements. Depuis 50 000 ans l’espace virtuel du Temps du
Rêve s’incarne dans ce peuple.
Il n’est pourtant pas ici
question de faire des Aborigènes australiens les précurseurs de la pensée des
réseaux ou même d’une forme de projection de type carte conceptuelle. Pas plus
que Saint-Simon, qui utilisait les notions de la médecine de son époque, en
particulier sur la circulation sanguine.
C’est d’abord une sorte de
libre association que de rapprocher le principe des peintures de sable Warlpiri
avec les représentations des systèmes sous forme de cartes conceptuelles ou
« mind mapping ». Cependant la démarche heuristique, le plaisir
d’apprendre, la facilitation de la mémorisation, ce désir d’embrasser du regard
l’étendue d’un savoir, semblent participer aux unes comme aux autres. Alors si
au détour de votre cerveau droit, au moment où vous cartographierez le paysage
de vos connaissances, vous entendez un air de didgeridoo, vous saurez que le
Temps du Rêve n'est pas si loin.